Une passion dévorante
Claude Lambert
1937. Perché sur un muret de la rue de Lausanne, il ne perd pas une miette du spectacle des bolides lancés à pleine vitesse. Ceux qu’il admire le plus sont les side-cars. Il écoute voluptueusement le grondement des moteurs et hume à pleines narines les suaves senteurs de ricin.
Son héros, bien sûr, est Ferdinand Aubert et si, dans son esprit, il sait déjà qu’il sera lui aussi passager d’un side-car de course ou coureur motocycliste, il est loin d’oser imaginer que dix-huit ans plus tard, il fera équipe avec ce même Ferdinand, réalisant ainsi son fantasme de petit garçon.
1952. Il dispute sa première course, à Montheron sur une MV 125 deux-temps. Les sensations qu’il éprouve le renforcent dans sa détermination de mener sa vie dans le milieu des courses. Il participe à plusieurs courses d’amateurs avec une 125 Puch-Casey trois vitesses. Mais cela ne suffit pas à ses ambitions. Encore faut-il passer du rêve à la réalité et pour cela disposer d’une vraie machine de course; toutes les motos qu’il pourrait convoiter sont hors de portée d’une bourse désespérément plate.
Faute de moto, au culot, sur les conseils d’un ami, il se propose comme passager à André Reichlin, champion suisse, mais déjà un peu sur le déclin. Ça marche ! Après une première course à Bordeaux, les voilà inscrits au Grand Prix de Suisse à Berne. Le rêve !
André Reichlin est un modèle de prudence. Claude Lambert a la tête pleine d’exploits. Il voit bien que la plupart des virages pourraient se négocier plus vite. De plus, pour lui, le territoire helvétique est un peu exigu; les courses importantes se passent en Espagne, en Italie, en France. Aussi après une saison, il passe dans le panier d’un pilote très rapide, Edgar Strub, ce qui lui ouvre les portes de l’Europe, mais à quel prix: la nourriture est chiche, les nuits courtes et inconfortables; il faut dormir n’importe où souvent à même le sol. Dur apprentissage que celui d’un passager qui ne vaut aux yeux du pilote pas mieux qu’un singe !
Entre-temps, les circonstances lui offrent le moyen d’acquérir, enfin, une moto pour mettre ses talents de pilote en valeur. A la suite d’une collision, en ville, il perd son auriculaire droit. Chance ! Les assurances lui offrent un dédommagement de 4000.- francs, de quoi acheter une Norton Manx 500, qu’il remplacera une année après par une 350. Il peut ainsi enfin participer aux courses en solo. Bien sûr, la moto est en piteux état et il s’agit de lui redonner du tonus. Il faut faire preuve de beaucoup d’ingéniosité pour parer au manque d’argent. Son statut de passager d’un pilote qui a déjà une certaine réputation lui ouvre la porte des circuits et il touche ses premières primes de départ et, quelquefois, des primes d’arrivée.
Lorsque Ferdinand Aubert, son idole de toujours, lui propose une place de passager, il n’hésite pas une seconde; non seulement, il devient partenaire d’un grand champion, mais de plus, il mangera enfin à sa faim et dormira dans un lit à la veille des courses. Il prend goût aux victoires. Le rêve de son enfance s’est enfin réalisé. Parallèlement, il poursuit sa carrière solo et termine deuxième au championnat suisse 500 en 1954 en gagnant la course de Porrentruy.
Quand Aubert cesse la compétition, il décide de se lancer seul en side-car avec une Gilera Saturno. Mais très vite il se rend compte qu’il lui faut un attelage plus performant; c’est l’achat d’une BMW Renn Sport en 1959 qui lui permet de décrocher le titre national. Désormais, les engagements dans les courses internationales sont plus faciles et il décide de tout plaquer pour se lancer dans le professionnalisme: il vivra par et pour les courses.
C’est le début d’une carrière internationale qui le conduit sur tous les circuits d’Europe et à d’innombrables courses de côte avec plusieurs passagers successifs: Fiston Rüfenacht, Alfred Herzig, Milo Rüfenacht. Ainsi en 1960, saison durant laquelle il est accompagné et aidé par Claude Toffel qui a pris une année sabbatique, il participe à vingt-sept courses, en Espagne, en Yougoslavie, en France, aux Pays-Bas. Sa passion n’est en rien entamée.
Et toujours la galère. Les primes de départ et d’arrivée sont maigres et les frais, même réduits, lui permettent tout juste de survivre. Néanmoins, il faut persévérer. Il ne peut compter que sur lui-même et sur le soutien de Marie-Laure qui a accepté par son mariage sa passion et la précarité qui en résulte.
Cette année-là, en 1960, il attend patiemment que son passager du moment le rejoigne pour partir à Châtel-St-Denis pour la course de côte. Déjà l’heure du rendez-vous est dépassée d’une heure lorsque Marie-Laure, à bout de patience, lui annonce qu’elle sera désormais sa passagère. Sa résolution est totale et Claude se laisse convaincre, non sans réticences. C’est une révélation. Elle se montre tout à fait à la hauteur des passagers les plus chevronnés. Mieux encore, il s’avère qu’elle est une passagère excellente s’adaptant parfaitement, comme dans la vie, à la conduite de son mari-pilote. C’est décidé: dorénavant ils feront équipe ensemble. La saison se termine avec une sixième place au championnat du Monde; Claude et Marie-Laure font partie de la cour des grands.
En 1963, premiers à Bourg, puis à Pau, ils partent pleins de confiance pour le Tourist-Trophy. Subitement, en pleine course, Claude sent son attelage se dérober, se mettre en travers avant de se retourner. Marie-Laure est éjectée et avant qu’elle ait le temps de réagir, elle est heurtée de plein fouet par le side qui les suit. La mort est instantanée. Claude se retrouve à l’hôpital, les deux jambes cassées, désespéré. Pour lui, les courses sont terminées. A l’examen de l’épave du side, on établira qu’une rupture du cadre, due à une soudure défectueuse qu’il avait confiée à un spécialiste, est à l’origine de l’accident.
C’est son beau-père qui le persuade de reprendre la compétition. Il sait que c’est aussi ce qu’aurait souhaité sa fille. C’est lui aussi qui offre à Claude les moyens de repartir à zéro.
La course à travers l’Europe reprend. Les moteurs BMW n’ont plus de secrets pour Claude. Il sait les rendre très performants et en même temps très résistants. Cependant, dans les grands prix, malgré ses compétences mécaniques et ses qualités de pilote, il ne dispose ni des moyens, ni des pièces nécessaires pour rivaliser pleinement avec les meilleurs, les Camathias, Scheidegger, Strub, Deubel C’est toujours avec des moteurs dépassés qu’il doit se battre. Peu importe ! L’essentiel est de se donner à fond, de vivre pleinement dans l’atmosphère des courses. Il accumule les places d’honneur et se satisfait de victoires qu’il glâne dans des courses moins prestigieuses.
Et puis, il y a Tulette, au pied du Mont Ventoux, dans le cadre d’une rencontre entre le BMW-Club de Genève et le moto-club local, le tête-à-tête avec Raymonde, l’entente immédiate, le mariage. Deux filles et un garçon vont naître de leur union. Finies les années galères! Dans la maison qu’ils habitent, il y a de quoi installer un vaste atelier. Claude devient concessionnaire BMW pour toute la région. Ses compétences sont reconnues loin à la ronde. On lui confie des moteurs RS. Débordé de travail, il met fin à sa carrière de coureur professionnel, mais ne renonce pas à disputer occasionnellement des courses, notamment au Mont Ventoux dont il devient un spécialiste et très régulièrement à Verbois pour renouer avec le Norton et ses amis de Genève.
On le consulte de partout. On lui confie la préparation de machines de course. Il s’ingénie à trouver des chevaux supplémentaires.
Le temps passe. Raymonde est emportée par la maladie. Claude se trouve veuf pour la deuxième fois. Ses rapports avec BMW deviennent plus difficiles. L’atelier ne s’ouvre plus que pour des amis. Les clients jamais satisfaits, il n’en veut plus.
Depuis quelques années, à la retraite professionnelle, Claude Lambert est revenu à ses premières amours, les Norton. Avec son ami Francis Bourdon, il s’est préparé un Manx des années 40 auquel il a accolé le side Impérial de son maître d’autrefois, Ferdinand Aubert. Son grand plaisir est de participer avec cette antiquité aux courses de motos anciennes, notamment au Tourist-Trophy.
Plus récemment, il a construit de toutes pièces une réplique exacte de la dernière machine de Cyril Smith, champion du Monde en 1952, une machine superbe avec laquelle il compte continuer à nourrir sa passion, cette fois dans des courses réservées aux machines anciennes. A Assen, emporté par son enthousiasme, il aborde trop vite l’une des nouvelles courbes du circuit avec le side dont il a sous-estimé la puissance ; c’est l’accident de trop.
C’est avec la Norton de 1940 qu’il participe encore à quelques rétrospectives, comme le Nyon–St.Cergue.
Dans son temps, libre, il restaure les antiquités de ses copains, pour le plaisir, le plaisir de la plus belle des mécaniques, celle qui lui permet de faire revivre des Norton qui dorment au fond des garages.
Roudy Grob
Tiré et adapté de « Un demi siècle d’histoires »
Norton Sport Club Genève ; 1999