Un gentleman dans la course
Bruno Hofmann
Qui pourrait deviner, le croisant dans la rue faisant ses achats, que Bruno a passé une bonne partie de sa vie, probablement la plus enthousiasmante dans ses souvenirs, à courir les courses de côtes et les circuits ? Discret, réservé, si l’occasion s’en présente, il vous parlera bien davantage des motos qu’il a conduites, de son amour pour la belle mécanique que de ses exploits de pilotes. Si vous insistez, il vous fera voir ses albums de photos et vous découvrirez alors, stupéfait, que vous avez affaire à un authentique champion bien caché sous sa carapace de modestie.
Un champion pas tout à fait comme les autres. Travaillant dans l’hôtellerie, il n’est pas libre de ses horaires. Amateur, au sens le plus pur, il s’occupe de tout lui-même. Bruno n’a ni accompagnant, ni mécanicien. Son temps libre, il le passe à préparer méticuleusement sa moto. Le plus souvent, c’est au moment de la fermeture de l’établissement, au milieu de la nuit, qu’il prend le volant pour se rendre au départ des courses. Sitôt la course terminée, il prend le chemin du retour, pour retrouver au plus vite sa place derrière le bar où on le dit irremplaçable. Il planifie ses vacances en fonction des courses plus lointaines. Il se fait un point d’honneur de ne dépendre de personne.
Bruno n’est pas un pilote ambitieux. Pour lui, l’essentiel est de courir le plus souvent possible. Son plaisir, il le trouve indépendamment du résultat. Mais comme dans tout ce qu’il fait, perfectionniste, il cherche à tirer le maximum de sa moto et de lui-même sans prendre de risques excessifs. Il ne peut se permettre de se retrouver à l’hôpital et il ne voudrait pour rien au monde détruire sa machine, objet de ses soins les plus attentifs. Car autant que de la course elle-même, il tire ses satisfactions les plus vives du choix de ses motos qu’il veut esthétiquement belles et mécaniquement admirables. Il donnerait une fortune pour retrouver la Motosacoche de 1929, avec son moteur Marchant avec laquelle il disputait ses premières courses en 1953.
Et cela ne l’empêche pas d’obtenir des résultats puisqu’en 1964 il décroche un titre national, juste une année après celui de Gyula Marsovszky. Heureuse époque que celle où tout en gardant un statut d’amateur intégral, on pouvait, moyennant un certain talent et le sens de la mécanique, accéder aux grands prix et aux grandes courses internationales!
Lorsqu’il se lance dans la compétition, il vient de troquer la Monet-Goyon 175, sa première moto qui l’a conduit jusqu’en Ecosse, contre une Motosacoche 350 pour laquelle il connaît un véritable coup de foudre. Elle a déjà plus de vingt ans, donc pas de suspension si ce n’est une fourche à parallélogramme, mais un moteur qui tourne comme s’il était neuf. Avec cette antiquité, il se prouve qu’il sait piloter puisqu’il termine 5e pour son premier circuit à Regensdorf, occupant toute la route tant la machine se tord sur les bosses mais devançant bien des Velocette et bien des Norton censées être nettement plus performantes.
Malgré l’interdiction des courses en Suisse, il se laisse séduire par une Norton Manx. Montheron, Châtel-St-Denis,la Faucille, il profite de toutes les occasions, bien rares, qui se présentent, puis au fur et à mesure qu’elles se multiplient, il perfectionne son style de conduite, ce qui lui permet de sortir des frontières. Pour autant que ses contraintes professionnelles lui en laissent le loisir, il se déplace sans complexe à Gênes, à Saragosse, Madrid, Barcelone ou Chimay. Bien sûr, il a craqué entre temps pour une nouvelle Manx, une AJS, mais aussi pour une Guzzi, toujours par amour des belles mécaniques. Son rêve, comme pour beaucoup, est de pouvoir participer au Tourist Trophy. Il est alors au sommet de son art et sur son temps de vacances peut se rendre enfin sur l’Ile de Man.
Prudent, très conscient de ses limites, il n’a connu que très peu de pépins jusque-là, mais en 1965, en se rendant en Italie, sur la route du Simplon dans le brouillard avec sa Mercedes, il sort de la route. La voiture, précipitée dans le vide, se désintègre complètement; elle n’est plus qu’un tas de ferraille informe. Sa femme et lui se tirent miraculeusement de cette impressionnante cabriole. Sa saison est perdue alors qu’il était à nouveau en tête du Championnat suisse.
Petit à petit, absorbé par de nouvelles responsabilités professionnelles, il se retire progressivement de la compétition, discrètement, participant encore de temps à autre à une course, à Verbois, à Monthoux.
On l’a dit. Bruno est l’élégance mais aussi la gentillesse ou l’ingénuité personnifiées. Sa superbe Norton Manx passe pour un prix dérisoire aux mains d’un jeune du club ; on ne la verra qu’une seule fois à Verbois puis passera en des mains inconnues sans laisser de traces. La magnifique Guzzi, si soigneusement entretenue, est échangée contre un générateur et fait maintenant partie d’une collection privée.
Pour Bruno, la page est tournée. Il se console d’avoir laissé partir ses motos tant admirées. Durant quelques années encore, sa Kawasaki 1000 l’emmène l’été dans de longues randonnées. L’hiver, c’est à une autre passion qu’il s’adonne : le ski, une passion qui, à quatre-vingts ans passés, reste intacte.
Bien que riche d’une galerie impressionnante de souvenirs accumulés durant sa vie sportive, il continue à profiter pleinement des plaisirs de la vie. Rare parmi les signes qui évoquent le passé, sur le buffet de son salon, une photo, celle de son épouse disparue ; à côté de son sourire, un bouquet de fleurs fraîches toujours renouvelé. Si vous insistez, il prendra aussi plaisir à vous ouvrir ses albums, à évoquer ses rencontres d’autrefois, les nombreux amis rencontrés aux abords des pistes.
Quelques semaines après Dédé Studer, Bruno Hofmann s’éteignait à son tour après un court séjour à l’hôpital, le 25 janvier 2016.
Roudy Grob
Tiré et adapté de « Un demi siècle d'histoires »
Norton Sport Club Genève ; 1999