Le don de persuasion
Dédé Stouder
Dans les années 60, difficile de trouver quelqu’un, à Genève, qui soit plus connu que lui. Son métier d’inspecteur des sinistres le conduit, entre autres clients, chez tous les marchands de motos de la République. Quel que soit le quartier où il se trouve, il est sûr de rencontrer un visage familier, de tomber sur un copain avec qui, au coin d’une table de bistrot, il fait bon se raconter des histoires et s’échanger des tuyaux. Dans certains milieux, plus particulièrement celui de la moto, Dédé Stouder est connu comme le loup blanc.
Mais c’est aussi en tant que sportif que Dédé s’est fait une réputation. Le moto-cross a pris, après l’interdiction des courses sur routes, un essor impressionnant. Un peu partout en Suisse, du printemps à l’automne, les courses réunissent de plus en plus de concurrents.
Les motos qui, il y a peu de temps encore, faisaient la fierté des coureurs de vitesse ou des amateurs de randonnées, sont devenues méconnaissables. A coups de soudures, on a renforcé les cadres; on a remplacé les réservoirs et les guidons; on a équipé les roues de pneus à tétines.
Très jeune, Dédé est attiré par le cross et dès qu’il en a les moyens, il se lance sur une Maïco qu’il a bricolée dans les courses régionales. Assez vite, il se fait remarquer. Il tient la dragée haute aux stars du moment en prenant souvent des risques pour compenser le manque de puissance de sa machine. Il est parfois le premier à oser un saut ou un passage en troisième là où tout le monde rend la main. Après quelques courses, Dédé passe en catégorie 500.
Il se lie d’amitié avec Albert Courajod, considéré, et de loin, comme le meilleur spécialiste du cross en Suisse puisque, entre 1954 et 1958, il obtient cinq titres nationaux.
En 1959, au Grand Prix suisse organisé au Bout-du-Monde par le Moto-Sporting-Club, Dédé tient à faire valoir ses qualités devant son public. Bien classé dans la première manche, il prend la tête lors de la seconde, fonce dans la grande descente sans tenir compte de la pluie qui entre-temps a mouillé la piste, ni des ornières creusées par la course des 250. Il se plante, cale, n’arrive pas à remettre en marche sa moto. Dans l’énervement, il se prend de gueule avec un spectateur qui lui donne des conseils sans se douter qu’il a à faire avec Michel Tavernier, président de la Commission sportive nationale. Ce jour-là, il s’en faut de peu qu’il perde sa licence. Dans les moments de stress, Dédé oublie sa gentillesse coutumière et peut avoir de redoutables injures au bout de sa langue.
C’est précisément à la fin de ce Grand Prix que Courajod et Dédé ont l’occasion d’acheter deux moteurs d’usine Norton à Leslie Archer, pilote officiel qui songe à arrêter la compétition. Commence alors pour les deux compères, la longue errance européenne qui les mène en Tchécoslovaquie, Roumanie, France, Hongrie, Yougoslavie, Italie.
C’est d’ailleurs au Grand Prix d’Italie, à Avigliana, que Dédé forge son meilleur souvenir en prenant la tête devant toute l’élite mondiale et en la conservant durant les premiers tours à l’étonnement général et au sien en particulier; il ne pensait pas qu’il pourrait jamais rouler aussi vite.
Vice-champion suisse, il prend congé de la compétition active en 1968 à Meyrin, devant son public en même temps que Rapin, autre grande figure du cross suisse. Mais il ne quitte pas pour autant le monde qui lui a donné tant de satisfactions. Il passe du côté des organisateurs. Aux Meyrinos d’abord puis au Norton, après une prise de bec mémorable avec l’un des responsables du comité qui déplore qu’on ouvre ainsi la porte aux « bouseux » .
La gentillesse de Dédé est proverbiale autant que son dévouement à ses amis. Mais il lui arrive en certaines circonstances de laisser parler un tempérament qui n’a plus rien d’angélique.
Au Norton, il met en oeuvre son sens exceptionnel de l’organisation. Quoi qu’il arrive, il va au bout de ses projets, n’épargnant ni sa peine, ni son temps, quitte à porter sur ses épaules les principales charges. Sa persévérance, son obstination même, lui permettent d’amener les plus récalcitrants à collaborer. Il a un sens de la persuasion redoutable. Il apporte ainsi toute une série d’innovations qui donneront une nouvelle dimension aux organisations du Norton.
Ainsi, il lui faudra une patience infinie pour vaincre les réticences à l’égard de disciplines sportives telles que le trial et l’enduro. C’est grâce à lui que de nombreux préjugés tombent, que les “bouseux” sortent de la disgrâce dans laquelle on les avait tenus.
Président en 71 et 72, puis président de la Commission sportive, Dédé Stouder reprend la présidence de 76 à 79, période particulièrement faste pour le Norton. Sa présidence marque incontestablement un tournant dans la vie du club; les manifestations sont conçues non seulement pour procurer du plaisir aux participants, promouvoir le sport, mais aussi pour alimenter les réserves financières qui seules permettent d’envisager d’autres manifestations sans toujours être freinés par des soucis d’argent et les débats qu’ils suscitent.
Depuis quelques années, Dédé a dû quitter son métier. La maladie, éprouvante, et les circonstances de la vie le tiennent éloigné de toute activité qu’elle soit sportive ou professionnelle.
Il n’a cependant pas perdu la faculté exceptionnelle d’entrer en contact avec les gens et c’est désormais dans la région de Versoix qu’il cultive ses amitiés et ... ses souvenirs, notamment ceux d’une carrière sportive exemplaire.
Tiré de « Un demi siècle d’histoires »
Roudy Grob
Norton Sport Club Genève ; 1999