Norton Sport-Club Genève

Un champion d’exception

 

Gyula Marsovszky

 

1954, le monde s’enthousiasme pour les exploits des footballeurs magyars malgré leur défaite, à Berne, en finale de la Coupe du Monde contre l’équipe allemande.

 

 

  1. 1956. L’Europe s’émeut. Les troupes soviétiques écrasent sous les roues de leurs chars les espoirs démocratiques de la population hongroise qui ose braver la rigidité du système stalinien. Pour beaucoup de jeunes, il n’y a pas d’autre solution que la fuite.

 

Parmi ces réfugiés qui arrivent en Suisse, se trouvent quelques-uns des joueurs qui avaient suscité la sympathie dans la population et qui vont faire le bonheur des clubs suisses. Mais, il y a aussi un très jeune homme d’une vingtaine d’années qui se dit champion de Hongrie en catégorie 125 sur une Czepel et s’appeler Gyula Marsovszky. Sa jeune femme a fui avec lui. A regarder les photos qu’il tire de son porte-feuille, on peut douter de ses dires tant la moto paraît sortie d’un album des années 30.

Gyula et son N° 48

Avec les quelques économies qu’ils ont pu réunir, Helen, sa jeune femme et lui, au cours des deux années passées à Genève, il achète la Norton Manx 500 de Florian Camathias; elle a déjà deux saisons derrière elle. Durant l’hiver, c’est dans la chambre de leur modeste appartement qu’il la démonte pièce après pièce pour lui rendre une deuxième jeunesse.

 

Au printemps, le temps est venu de mettre la Norton en marche. Cela se passe sur la route des Jeunes, déserte ce samedi matin. Sans se faire prier, le moteur se met à ronronner, puis à rugir lorsque Gyula le sollicite pour un premier galop d’essai.

 

Les réglages ne sont pas encore tout à fait au point lorsque arrivent les gendarmes. D’abord compréhensifs, ils le sont beaucoup moins une heure après; Gyula emporté par son enthousiasme n’a toujours pas mis fin à ses essais. La moto est séquestrée et il faudra payer une amende de 500 francs pour la récupérer.

 

Quand Gyula se présente au Norton, personne n’accorde grand crédit à ce qu’il raconte, ses titres de champion de Hongrie, sa première victoire lorsqu’il avait quatorze ans, les courses qu’il a disputées en Pologne, Tchécoslovaquie, en Finlande. S’il s’inscrit au Norton, c’est qu’il a besoin d’un club pour obtenir sa licence internationale. Personne ne l’encourage dans son projet de participer aux courses européennes. Il n’a manifestement aucune idée des obstacles à surmonter et on se trouve probablement en présence d’un rigolo de plus. Paternel, Albert Chardon lui lance: ”Fais d’abord tes preuves, petit!”.

Gyula va les faire, ses preuves, et très rapidement ! De sa première course à Gimel en 1960 au titre de vice-champion du monde en 1969 et sa victoire à Monza en 1971, sa carrière va être fulgurante.

 

D’emblée, il démontre des qualités de pilote tout à fait exceptionnelles. Il se montre aussi à l’aise en course de côte qu’en circuit. Ses freinages sont plus tardifs que ceux de ses concurrents. Il négocie ses courbes mieux que tout le monde.

 

Commence alors, la moto coincée dans une Austin poussive, la longue errance de course en course: Bourg, Lyon, Avignon... Il écume tous les circuits, parcourant des centaines de kilomètres, la nuit surtout, pour se faire un nom dans le monde des courses. Les primes de départ sont encore insignifiantes, mais il sait pouvoir compter sur les primes d’arrivée calculées en fonction du classement. Les résultats qu’il obtient au cours de ces premières courses lui permettent de se faire engager au Grand Prix de France à Clermont-Ferrand où il finit derrière Hocking, Hailwood et Paba malgré le handicap d’une machine techniquement dépassée.

 

  1. 1962. Cette fois, c’est avec une Norton flambant neuve qu’il aborde la saison. L’Austin a été remplacée par un fourgon VW, tout aussi vétuste, mais plus spacieux. Le temps de débarrasser la Norton de son emballage, Gyula prend la route de Madrid, arrive trop tard pour participer aux essais et, bien que parti sur la dernière ligne, remonte jusqu’à la deuxième place pour sa première course avec une moto neuve.

 

Au cours de la saison, il ne rate aucune occasion de faire valoir son talent. Il parcourt toute l’Europe, l’Angleterre, la Belgique, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, collectionne les victoires et les places d’honneur. Il ne craint plus d’aller chatouiller les meilleurs pilotes du moment. La presse spécialisée commence à parler de son exceptionnel talent. Plus personne ne lui demande, évidemment, de faire ses preuves et Albert Chardon est le premier à le féliciter et à parler interminablement de ses exploits.

Gyula à Verbois

Sans abandonner son job au garage des Vollandes, il devient un véritable professionnel. De plus en plus fréquemment, son nom apparaît en tête d’affiche parmi les meilleurs pilotes du moment. Il côtoie en circuit tous les grands noms du Continental Circus: Mike Hailwood, Phil Read, Paddy Driver, Jack Findlay, Derek Minter, Jim Redman, John Hartle, Barry Sheene, Francisek Stastny et bien sûr Giacomo Agostini. Bien que la Matchless, qui a remplacé la Norton, soit très performante, il ne dispose manifestement pas du même matériel que ses adversaires. Néanmoins, il fait souvent jeu égal avec eux, obligé d’aller à l’extrême limite de son talent pour rester dans leur roue et parfois leur montrer son pneu arrière. Entre tous ces pilotes, la lutte est extrêmement serrée. Pris dans un paquet, Gyula connaît le plaisir suprême. Il observe ses adversaires, calcule le meilleur moment pour les “choper”. Quand il raconte comment il a réussi son coup, ses yeux, plus de vingt ans après, pétillent encore de malice. Pas étonnant que les courses qu’il affectionne le plus se déroulent en Angleterre à Brands Hatch, Donnington, Scarborough ou Snetterton. Là, il peut s’en donner à coeur joie au milieu de la horde des sauvages britanniques. Il ne dédaigne pourtant pas le Tourist Trophy sur l’île de Man où il s’agit de lutter contre la montre.

 

Entre-temps, Gyula se fait quelques plaisirs. Ainsi, en 1960, il fait tomber le mur de la minute à Verbois, que beaucoup tenaient pour infranchissable. Il gagne, en 1962, à Monthoux devant son ami Roland Foell avec une machine empruntée pour l’occasion. Toujours à Monthoux, il remporte la victoire en 1964 et 1967. A Châtel-St-Denis, il se permet en une journée de remporter trois victoires et de battre dans le même temps les records de chacune des catégories. En Suisse, il ne connaît plus de rivaux. Il remporte le titre national en 1963, sans même participer aux deux dernières manches du championnat.

 

En 1968, il est troisième au classement du Championnat du Monde. Il connaît maintenant tous les circuits européens par coeur. Et pourtant, malgré tous les résultats brillants obtenus, il se bat toujours avec ses machines privées. Il n’y a toujours pas de contrat d’usine en vue. Infatigable, il continue à se battre avec des moyens dérisoires comparativement à ceux de ses adversaires les plus directs.. Mieux ! En 1969, il est vice-champion du Monde, derrière l’intouchable Agostini sur sa MV-Agusta quatre cylindre. Il est maintenant au guidon d’une Linto, très rapide mais aussi extrêmement fragile. Aussi en 1971, il compte davantage sur une 250 Yamaha, pour se classer parmi les premiers. C’est avec cette 250 qu’il connaît une nouvelle consécration en remportant le Grand Prix de Monza devant Dodds, Grassetti, Gould, Saarinen et Read, excusez du peu ! Pendant toute la course, un terrible mano a mano entre sept pilotes a tenu le public en haleine. Les sept ont franchi la ligne d’arrivée roue dans roue. Au dernier virage, Gyula, par son intelligence de la course, passe en tête.Il n’a plus rien à prouver. Pourtant, il reste la course des 500. Pour la première fois, une Linto d’usine lui est prêtée. Quelques tours après le départ, alors qu’il est dans le groupe de tête et que dans sa tête, il se joue déjà la répétition du scénario des 250, Gyula perd le contrôle de sa moto. La chute est terrible.Il est transporté à l’hôpital avec de multiples fractures, dont celles des avant-bras.

 

Comme tout pilote, Gyula a connu, des moments difficiles, des casses frustrantes, des accidents. Ainsi à Bourg, en 1963, où la roue arrière de sa 350 se bloque en pleine vitesse et où il se retrouve à terre, le bassin fracturé. Moins d’un mois après, il est à nouveau sur une ligne de départ, en dernière ligne, incapable de mettre sa moto en marche tout seul.

 

Nouvel accident à Mallory Park. Il s’en sort avec une nouvelle lésion du bassin, plus sérieuse puisque la radiographie révèle sept fractures. Conduit à l’hôpital, il s’échappe quelques jours après, déclarant ne pas vouloir rester aux mains de ces bandits de médecins. Comme pour beaucoup de pilotes, la passion de la course l’emporte sur les considérations de prudence.

 

Après sa chute de Monza dont il ne se remettra jamais complètement, il tentera encore quelques courses. Lorsqu’en 1975, il raccroche enfin ses cuirs et son casque, il a trois énormes cartables pleins de comptes rendus de courses puisés dans la presse qui rendent hommage à ses qualités de pilotes.

 

Pendant plus de dix ans, Gyula Marsovszky a lutté tout seul contre vents et marées. Il a consenti avec Helen d’énormes sacrifices pour arriver au sommet de la hiérarchie de la vitesse. Il s’est attiré le respect et l’admiration non seulement de tous ses concurrents, mais aussi du Norton, surtout de tous ceux qui lors de ses débuts avaient été parmi les plus sceptiques.

 

 

Tiré et adapté de « Un demi siècle d'histoires »

Roudy Grob

Norton Sport Club Genève ; 1999

 

Hommage à Gyula Marsovszky

17 décembre 2004

Bien des années ont passé depuis que Gyula Marsovszky a raccroché son cuir et son casque.

Mais personne n'a oublié, parmi tous ceux qui l'ont accompagné durant sa carrière sportive,

ses exceptionnels talents de pilote et l'extraordinaire carrière qui a été la sienne dans le monde

fantastique des courses de vitesse moto. Pour d’autres, plus jeunes,il faut rappeler ce que fut sa vie.

1956. La répression soviétique s'abat sur la Hongrie mettant fin à ses espoirs de liberté. Pour beaucoup de Hongrois, il n'y a plus de futur dans leur pays. Pour Hélène et Gyula, tout juste âgés de vingt ans, l'avenir va se jouer en Suisse.

Gyula l'a déjà choisi, son avenir. Dans son pays, il a obtenu de surprenants résultats dans des compétitions de vitesse au guidon d'une Czepel. Sa première victoire, il l'a obtenue à 14 ans et c'est dans la compétition motocycliste qu'il sait qu'il a le plus de chances de faire carrière.

Les débuts seront horriblement difficiles. Il ne parle évidemment pas français, ignore tout du système des licences, apprend que les courses sont interdites en Suisse et que les motos de course sont rares et surtout très chères. Et pourquoi ferait-on confiance à un jeune pilote hongrois dont la seule carte de visite tient en une photo où on le voit négocier un virage sur une moto sorti d'un catalogue d'antiquités ? Pourtant son obstination finit par impressionner: la Norton 500 qu'il a achetée, déjà dépassée selon les connaisseurs, est soigneusement remise en état durant l'hiver dans la petite cuisine des Acacias et le printemps venu, mise en marche sur la route des Jeunes. Mais en Suisse, on ne badine pas avec les règlements. Les gendarmes, alertés par le grondement d'un moteur de course lancé à pleine vitesse, ne tardent pas à intervenir, puis finalement à confisquer la machine. Le paiement des 500 francs d'amende, condition de la restitution de la machine, grèveront lourdement les économies péniblement constituées par Gyula et Hélène durant près de trois ans de travail acharné.

Mais il en faudrait plus pour décourager le jeune pilote qui en même temps que des papiers officiels pourra acquérir une licence internationale, grâce à son passé sportif hongrois. C'est le début de l'aventure sportive de près de quinze ans de Gyula. Le circuit Bourg-en-Bresse lui offre la première occasion de manifester à l'étranger son talent de pilote. Dès lors, sa carrière européenne est lancée. Commence alors une longue errance de pays en pays, de circuit en circuit. Comme beaucoup de pilotes, Gyula devra compter chaque sous pour survivre, travaillant dur entre les courses, faisant lui-même sa mécanique avec pour seul soutien, mais quel soutien, celui d'Hélène. En effet, malgré une notoriété naissante, les primes de départ sont maigres, sa réputation pas encore établie. Plus souvent qu'à son tour, au cours de ses périples, il se nourrira de boîtes de sardines malgré des primes d'arrivée qui augmentent au fur et à mesure des résultats obtenus. La précarité fait partie de son mode de vie, d'autant que ni les casses mécaniques, ni les chutes ne lui seront épargnées. En 1961, son palmarès est déjà suffisamment étoffé pour lui permettre de disputer le GP de France à Clermont-Ferrand. C'est un coup de maître. Il termine 4e derrière Gary Hocking, Mike Hailwood et Antoine Paba.

En 1963, un titre de champion suisse lui offrira des perspectives plus avantageuses et la la presse spécialisée parle de plus en plus souvent des exploits réalisée par le jeune pilote suisse d'adoption. Au volant de la petite Austin, seul et sans la moindre aide, il participe à toutes les courses européennes qui veulent bien lui donner sa chance.

En effet, dans les années qui suivent, sans jamais renoncer aux courses internationales, disputant plus de vingt-cinq courses par saison, Gyula réussit à terminer plus de 22 grands prix dans les points c'est-à-dire dans les six premiers. Ces résultats, mais surtout son extraordinaire virtuosité au guidon de sa Matchless, font de lui l'un des tout grands pilotes de la catégorie reine.

Le couronnement de sa carrière sera le titre de vice-champion du monde obtenu en 1969

derrière l'inaccessible champion du monde Giacomo Agostini sur la seule machine d'usine en lice à l'époque l'intouchable trois cyclindres de MV Agusta.

1971, au guidon d'un Yamaha 250, il remporte sa première et seule victoire en grand-prix à Monza. Le même jour, enfin titulaire de pilote officiel Linto, il s'élance sur la ligne de départ en catégorie 500. En lutte, pour la première place, il chute lourdement et se fracture les deux avant-bras. C'est la fin d'une brillante carrière.

En effet, la Kawasaki qu'il a acquise, ne se montre pas à la hauteur de ses ambitions restées intactes. Ses fractures ont aussi laissé des traces. Comment mettre une machine en marche, à la poussette, quand la force manque. En 1975, il renonce définitivement. Il n'a plus les moyens de lutter à armes égales avec les machines d'usine maintenant beaucoup plus nombreuses avec l'arrivée des marques japonaises qui se livrent entre elles à une concurrence acharnée. Le temps de Gyula a passé.

Reste pour nous tous, ses amis, une carrière motocycliste éblouissante. On a de la peine à imaginer aujourd'hui ce qu'il a fallu de sacrifices pour assouvir une passion qui ne l'a jamais quitté. Parmi tous les pilotes privés, il a accédé aux plus hautes marches de la hiérarchie motocycliste, grâce à son immense talent de pilote, mais aussi et surtout grâce à sa persévérance. Toujours merveilleusement soutenu par son admirable épouse, il a marqué l'histoire du motocyclisme international.

On ne se rend pas compte aujourd'hui de toutes les difficultés qu'il a fallu surmonter, et sans doute, n'y serait-il pas parvenu, s'il n'avait, à côté de son talent, su faire preuve d'une obstination sans faille. Rien n'aurait pu le dissuader de se rendre au départ d'une course dont les organisateurs avaient retenu son engagement. Travaillant jusqu'au dernier moment dans l'entreprise qui lui avait fait confiance, le Garage des Vollandes, il partait le vendredi soir, pour Saragosse en Espagne, à Assen en Hollande ou encore à Rimini en Italic. Engagé dans une course dans le nord de l'Italie, au début de la saison, il n'a pas hésité à franchir clandestinement, en pleine nuit, au grand étonnement des douaniers, le col du Simplon pourtant fermé en raison des risques d'avalanches. Arrivé trop tard, pour disputer les essais, en Espagne, il s'élance en dernière ligne sur un circuit inconnu pour remonter un à un tous ses concurrents, pour terminer dans le sillage du vainqueur.

On ne peut parler de Gyula sans évoquer sa passion pour le circuit du Tourist Trophy, un circuit de 62 kilomètres, impossible à mémoriser complètement mais qui pour lui n'avait plus de secrets. Impossible de parler de lui sans évoquer tout le plaisir qu'il avait à enfourcher ses motos successives, le bonheur qui était le sien à la suite d'une course qui lui avait particulièrement réussi.

Les pilotes privés de l'époque, tous logés à la même enseigne, ne bénéficiaient d'aucune aide. Gyula a été, parmi eux, l'un des plus admirés, non seulement parce qu'il était un pilote exceptionnel, mais surtout parce qu'il avait un saint respect pour ses adversaires sportifs et ceux-ci le lui rendaient bien. Dans le monde de la moto, Gyula laisse une trace que n'oublieront jamais ceux qu'il a côtoyés, les Findlay, Redmann, Sheene, Driver Stastny, ni même le plus grand d'entre eux, qui lui a barré par deux fois,

la route du titre, Giacomo Agostini.

Nous non plus, nous ne l'oublierons pas, car à lui seul, il personnifie toute une époque, une page importante de l'épopée motocycliste.

Qu'on nous permette, en guise de musique d'adieu, de lui dédier cette symphonie un peu étrange, ce concert de motos rugissantes, enregistré au Tourist Trophy auquel il a participé de nombreuses fois et qui était, comme on l’a dit, le circuit où il pouvait le mieux exprimer tout son talent, le lieu de sa consécration et l'apothéose de toute une vie vouée à la moto.